« La tragédie, rien à foutre ! On était trop jeunes et trop affamés pour elle. Nous, on voulait vivre. C’était ça, ce que clamaient nos veines tranchées, nos mâchoires éclatées, nos furoncles sanguinolents. On suppliciait nos corps parce qu’on crevait la dalle de vivre, la nuit surtout. Et quand on perdait la boule, personne n’y croyait. »

Paris, rue des Thermopyles. Dans un squat d’émigrés, sur le lit défait d’une pièce glacée, un homme écrit à même son drap. Il convoque fébrilement sa mémoire pour recréer sa terre d’origine : la Russie. Cette invocation passe d’abord par le regard du jeune garçon sur une campagne dure, crue, intemporelle, faite de fantasmes et de déchirures. L’enfant obèse, protégé par son arrière-grand-mère aveugle, choisit la posture du bouffon pour affronter sa famille déjantée : un grand-père éternellement soûl, conteur hilare de fables morbides ; un père qui le hait et qu’il cherchera à étouffer de toute sa graisse lors d’une bagarre… C’est ensuite l’épreuve de l’armée, au fin fond de l’Arctique, un nouveau corps né des frustrations et de l’angoisse, et la découverte brutale d’un monde exclusivement masculin. C’est aussi une langue, âpre, dense, charnelle, où la dérision et l’humour s’unissent au désespoir, et dont les images saisissantes emmènent le lecteur sur les bords d’un gouffre. Un voyage intérieur, dont le sulfureux Iouri Mamleev écrit, dans la préface à l’édition russe, qu’il fait pénétrer dans le secret de l’âme humaine – et, tout à la fois, dans la cruauté et la beauté du monde.

Dmitri Bortnikov Le Syndrome de Fritz, Prix Russophonie 2011

La mise en déroute du sens, des codes de représentations, être au plus près de l’étrange qui jaillit aujourd’hui et dont on ne peut prendre la mesure instantanément. Faire une place à cette étrangeté, apprendre un temps à parler sa langue pour voir si, comme les Persans nous parlant de Versailles, elle n’a pas à nous apprendre quelque chose sur notre façon de voir le monde. Ou sur les représentations que l’on se donne pour voir le monde. Ou sur la beauté que l’on n’est pas capable de voir au monde.

Éditions MF – Collection Frictions